L’enthousiasme de Galilée, découvrant la possibilité de calculer la chute des corps mathématiquement grâce à la transformation de tous les anciens mouvements de la phusis antique en un seul mouvement de points sans prédécesseurs et sans voisin, se retrouve aujourd’hui, mais à l’inverse, dans les découvertes des biologistes, aussi enthousiasmés de découvrir à quel point les corps ne sont pas séparés les uns des autres, mais entrelacés avec leurs prédécesseurs et leurs voisins (Bapteste, 2018 ; Gilbert et Epel, 2015).
Bruno Latour, « Ce cheval ne tient plus dans le cadre » ou les nouveaux avatars de l’analogisme, in. Au seuil de la forêt, Tautem, 2019
De Paradis, jamais, perdu. Un cinéma au réel, en
Sibérie. S’ouvre sur la glace et la neige, sur l’Épinal, ce qui en chacun est
de ces espaces lointains, perdus, sauvages. Et de sauvage effectivement ils ont
cela qu’ils sont peu habités, que d’action d’homme ils n’en subissent que peu. Pour autant, et se manifeste l’impossible virginité ou sauvagerie,
indépendance, d’une quelconque part de cette planète : ils en pâtissent.
De là, le film. L’espace est vaste, sporadiquement habité. Suffisamment pour
que des enfants naissent, que des spectacles se montent, des mythes se
transmettent. Suffisamment pour que, lorsque le feu gronde, des larmes brillent
dans les yeux.
Shologon est un village, l’unité de lieu de Paradis(e). Shologon est tangible, régi.
Mais Shologon est trop petit, dans une région trop abandonnée, pour que l’on y
fasse la guerre au feu. Shologon, seul alors, sort de la modernité, sort de la
tradition, et Shologon se meut. Alexander Abaturov, qui fait le film, au sens
où il l’écrit, le réalise, le porte et l’accouche, a d’abord été journaliste.
C’est important parce que c’est ce que le film dit. Il dit qu’il connait Susan
Sonntag qui a écrit Regarding the
pain of others, qu’il connaît la sensation et qu’il voudrait la retrouver.
Il montre qu’il sait l’image de l’incendie dans les médias est un aveuglement :
masse indistincte et hystérique de flammes. Le feu, sa violence, son intensité,
sa luminosité, sa sauvagerie – oui. Sauvage serait alors ce qui est autre, ce
qui est loin, ce que je regarde avec terreur, avec fascination. Oui, avec
désir. Oui, sidéré, ou aveuglé. Shologon a la télé, a le téléphone, a le drone.
Shologon a aussi la fumée. Shologon part en voiture, en tracteur, avec des
lunettes et des foulards. Shologon voit le feu, unité des temps de Paradis(e), ses têtes sournoises, le
nomme « Dragon ». Shologon a le courage de le voir avancer, de le
regarder dormir, et même de l’encercler. Shologon connait le temps des saisons,
l’échelle des vies. Shologon alors attend la pluie.
La caméra, qui est l’œil par lequel nous vivons cela depuis nos salles noires de quelques cinémas de Paris, sait aussi. Sait qu’elle est à Shologon comme elle sera à Paris, qu’elle travaille entre pour qu’un avec soit possible ; pour que Shologon compte à Paris, que Paris existe à Shologon. Elle est une fois nommée, située. Le reste du corps du film, qui est le montage, le son, les crédits et les mots, fait preuve de la même délicatesse, du même sérieux. S’ouvre et se ferme en quelques mots blancs sur fond noir pour situer, sobrement, la scène présentée. Laisse la situation s’installer et les gens être plutôt que se présenter. Tu arrives et tu dors dans le gymnase, envoyé par une administration, habitant du village, secrétaire, maire – à l’écran comme dans la vie. Et comme dans la vie, se conjuguent les espaces, le feu immense, les arbres qu’il faut sacrifier pour en sauver, la futilité d’une année qui n’empêchera pas la suivante. Comme dans la vie j'ai peur, il a peur, elle aussi, nous tous sommes terrorisés pour Shologon comme nous le sommes pour ici, comme nous ne parvenons jamais à l'exprimer. Très beckettien, le film se confronte à son impuissance, à l'échec, sans humour ni désespoir, avec une mesure qui force le respect, avec une mesure qui respecte le spectateur et tous les sujets.