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mercredi 20 janvier 2016

Combarelles

Vertige de l'amour

A l'origine il y a le chômage, la Dordogne et l'amie, C. Ensuite viennent le rêve du site de Lascaux, sa fermeture annuelle et une certaine connaissance de la région. Assez rapidement nos pas nous mènent vers Font de Gaume. Il pleut, il fait froid. La visite du matin est déjà partie, on est hors saison, on n'est pas spécialistes, on nous conseille de commencer par Combarelles et ses gravures. Sans enthousiasme aucun. L'arrivée à Combarelles se fait par un chemin court et boueux menant à une maisonnette chauffée. On perturbe les deux employées qui voulaient profiter du calme pour s'occuper de la logistique du site, faire réparer les vécés. Les portes-documents mis à dispositions nous happent. Pas leur matière plastique lisse au toucher, pas non plus la nostalgie des polycopiés. La pertinence des sujets. La mise en perspective historique, première claque. La question de la représentation du féminin déjà abordée. M., qui sera notre guide pendant les deux heures à venir, nous interrompt. Nous franchissons une grille, gravissons trois marches, passons une porte métallique.

Figures schématiques - représentation féminine


A l'intérieur de la grotte il fait froid, il fait sombre. M. nous explique d'abord que nous ne verrons pas de spectaculaire, en tout cas pas de clinquant. Que les gravures datent de l'époque magdalénienne et que ça on le sait à cause d'un bison gravé sur un objet trouvé sur le site troglodytique de la Madeleine. Qu'on ne peut pas dater la grotte à proprement parler parce qu'on n'y trouve que du minéral. Qu'on a passé l'organique de la Madeleine au carbone 14. Qu'on pense pouvoir dire que l'activité humaine liée à la fréquentation des grottes de Combarelles et Font de Gaume date d'il y a entre 14 et 16 000 ans. On apprend aussi que la grotte a été découverte en 1901, que le propriétaire, pris de vertige par l'intensité de ce qui se trouve sur sa propriété, cède les grottes à l'Etat. On entend beaucoup parler d'un abbé ayant usé ses coudes, ses genoux et sa rétine dans les boyaux de Combarelles à répertorier chaque trait, chaque trace, chaque inscription, chaque indication d'une intervention humaine sur la paroi de ce qui à l'époque était un boyau qu'on visitait en rampant. On comprend aussi très vite que M. mesure ses propos, qu'elle gardera ses distances et qu'elle est profondément passionnée par son sujet.

Combarelles - lionne gravée
On se sait chanceuses: deux jeunes femmes seules avec une guide ayant plus de trente ans d'ancienneté sur ce site confidentiel, acceptant jusqu'à 40 personnes par jour maximum. On a le temps, on est écoutées et M. a la patience de nous aider à appréhender la paroi. Sur toute la longueur de la grotte, les gravures se chevauchent, indissociables et quasi invisibles à qui ne sait regarder. Les références affluent. D'abord le jeu sur les volumes qui vont pour beaucoup parler de l'origine de l'image mouvante et donc, du cinéma. Puis le mur et l'idée du graffiti. L'anachronisme de ces considérations. La répartition des figures entre animales, humaines et signes. Les animaux qui se répartissent eux-mêmes entre chevaux, mammouths, bisons, lions, élans. Point. Pas d'oiseau. Pas de poisson. Pas de nourriture. Pas d'arbres. Pas de paysage. Les figures humaines qui n'ont jamais de tête. Les vulves. Les pénis en érection. Les signes. L'envie d'interpréter toujours présente, presque accablante.

Bison et cheval - Combarelles


La fascination pour ces traits entrelacés qui dérangent tout ce que l'on pensait savoir. La beauté qui fait studium certes, mais aussi punctum - et partout. Le choc esthétique de la lionne. L'envie de rester éternellement dans la grotte. L'envie de la respecter. L'étourdissement: une gravure de 2 mètres de long ne peut jamais être vue dans son intégralité par son créateur. La largeur des boyaux dans lesquels nous circulons l'interdit. Aucun recul possible, surtout pas lorsqu'on a si peu de hauteur. A un moment donné, peut-être dans les années soixante, le bas de la grotte a été excavé. Pour notre accès à nous, touristes. Pour assouvir notre soif de sensations. Ce constat ne vient pas sans une certaine douleur: l'excavation est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas dater le lieu. Les questions surgissent à la chaîne, c'est une suite sans fin d'interrogations qui s'ouvre devant nous et pourtant nous restons calmes, nous bavardons avec M. Elle rassure. Elle en a vu. Et elle les connaît les universitaires, les passionnés, les malheureux qui veulent recevoir ou apporter une réponse. Circonscrire les questions. Avoir des titres et des prix. Mirages du prestige acquis grâce à une civilisation dont on a longtemps pensé qu'elle était si loin de nous et de notre progrès que ses membres seraient comme des versions beta de notre aboutissement.

Figures féminines - Combarelles
Après Combarelles, nous aurons Font de Gaume et le Musée National de la Préhistoire - que nous saurons apprécier grâce à la générosité de notre guide matinale. On quittera la gravure ses qualités inégales, ses formes saturées, sa délicatesse, on ira vers la couleur et le trait souple de ce qui se pose sur la paroi. Reste le plaisir. Toi qui vivait il y a 14 000 ans et dont je pourrais parler mais je ne saurais rien dire, je t'aime.


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