J'ai 17 ans et sur la scène du Théâtre le Palace de Périgueux, mon crush se promène en veste en cuir. Il joue un rôle qui le dépasse, un titre que je n'oublie pas: Roberto Zucco. Je ne cherche pas plus loin. J'ai 17 ans, je n'y connais rien et me contente de penser qu'une pièce jouée par l'option théâtre du Lycée Laure Gatet est nécessairement à chier. Je sais que la pièce m'a bouleversée, que j'ai reparlé de l'histoire. Que j'ai objectivement été changée dans mon rapport au théâtre à cet endroit-là, 2002, Périgueux. Et puis le temps a passé.
Ensuite 2015. M. parle de son amour de Koltès. Je dis c'est un nom maintes fois entendu. Les Bouffes du Nord programment Dans la solitude des champs de coton. Il y a tout un truc sur les casques qu'on va porter. Une histoire de déambulation. M. connait pas les Bouffes du Nord.
Dès les premiers mots j'ai reconnu la langue de Zucco. 14 ans. Aucun doute. Aucun doute parce que c'est une langue trop forte pour être oubliée, trop acérée pour ne pas marquer à vie. Elle est revenue s'agripper aux mêmes recoins moisis de mon âme. Tout de suite. Et les actrices. Les Bouffes. On y avait déjà vu Beckett. C'est presque trop. Et les casques et le noir et le public se tordant le cou pour essayer de comprendre d'où viennent les voix, oubliant les mots qui viennent pourtant s'immiscer dans le conduit auditif jusqu'au bout du pèse tes nerfs. La diction qu'on dirait parfois populo tragicomique mais qu'est humaine, entière. Deux êtres là en face de nous quelque part, leurs ombres projetées. Des corps étranges. Mythologiques. Sur la rétine s'inscrivent en passant comme des feu follets des références comme PJ Harvey ou Brigitte Fontaine, Barthes, Arendt - ça doit être spécifique à chaque rétine ce que les ombres ont raconté - ça court, ça vole, le texte n'attend pas et le public perdu souffre sans avoir le temps de saisir la douleur et le bonheur de l'expérience partagée. Il y a ce décalage des sursauts qui nous font sursauter à notre tour. La langue tourne de plus en plus vite, le corps courent, se figent, fondent, on est au bout de l'abîme, on n'a encore rien fait. Le voyage ne dure qu'une heure et demi, il aurait pu durer toute une vie. On est bien là, on s'installe, on a mal mais on comprend enfin. Pas tout mais presque. Le monde entier se déploie, sur deux baleines ou porté par la Providence. L'Autre est insupportable, je pourrais le défoncer tellement je veux l'aimer.
Dans la solitude des champs de coton - 2016 - Les Bouffes |
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