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jeudi 4 mai 2017

Bajazet @ Vieux Colombier

Diffractions amoureuses

L'homme ouvre, la femme ferme. Paires. Le premier tremble pour sa vie et l'autre en meurt - mais pas pour lui. Il y a Podalydès tremblant, tranchant, violent. Là pas là sur scène dans un rôle qui lui colle à la peau, qui est dans sa peau jusqu'au salut final. On ne sait plus si le costume lui va, cousu sur lui, évocateur de relations complexes comme celles qu'entretiennent les mots de pouvoir et de frustration, de désir et de capitulation, ou s'il le fait, le forge sous nos yeux, pliant sous sa contrainte le corps de l'homme aux fonctions d'acteur et de Vizir aigri, en chant du signe. Il y a aussi ce dédale d'armoires aux formes rondes, sensuelles ou menaçantes selon l'intensité des halos blancs qui hantent le sérail racinien. Leur capacité, dans ces nuances du blafard, à se muer en spectres du contemporain. Les robes qui en sortent. Dispositif minimal d'ailleurs: armoires, robes et chaussures pour seul décor. Ce que ça nous dit des corps, très réels, qui se meuvent devant nous. Leur chair presque clinique. Les femmes qui arrivent, en voiles de beige, légères comme des nuages, pour évincer de leur bise un vizir engoncé, tout anthracite. Comme si ça commençait bien, comme si on pouvait oublier les orages dans l'oeil Podalydès.

Mais très vite: l'ivresse du pouvoir. L'amour qui est une rage comme les autres, un tyran aussi menaçant et impalpable que ce sultan virtuel, dont on n'aura que l'écho, les coulisses des coulisses, les racontars, pendant les deux heures que durent la pièce. Et l'amour, comme le Sultan, qui semble seul capable de tout, du pire comme du meilleur, ou en tout cas d'être un nom-prétexte qu'on pourrait brandir pour à peu près tout justifier. Monarchie absolue du coeur dans une Byzance dont on ne sait plus si elle existe ou s'il s'agit d'une poche abstraite d'existence, d'une marge au monde où les âmes s'usent d'ennui. Comme si le purgatoire était sur terre.

La Comédie Française en alexandrins, acmé du classique; quelque chose se joue qui est de l'ordre du miracle, à écouter ce flot jaillir plus fort, plus juste, plus vrai que n'importe quel débat électoral. Savoir que là, des corps se meuvent à quelques mètres de nos corps avachis, usés par une certaine forme de néant. Sentir palpiter cet veines à l'endroit très abstrait d'un pouvoir dont on ne sait que faire - Roxane pourrait mille fois tuer Bajazet, elle en a tous les droits, toutes les raisons, jusqu'à l'obligation. Elle sera terrassée avec lui par une force qui la dépasse, qui dépasse toute idée d'entendement: un vague esclave envoyé par ce Sultan virtuel qui ne daigne même pas se déplacer, qui ne pense qu'à évacuer ce qui l'encombre ou l'irrite de loin (peu importe qu'il s'agisse de son amour ou de son sang - pas plus vrai pour lui qui lui pour nous).

Et Atalide qui se tuant nous tue aussi, de tout son corps dont on n'aura jamais réussi à savoir s'il était gracile ou oppressant (ce qu'on pourrait dire également de Roxane tant la femme, matrice, est aussi ce spectre vampirique qu'on manipule et qu'on désire - Vizir et Sultan - ou que l'on craint, pour laquelle on tremble de tout son être - Bajazet). A la fin, ne restent que les armoires, témoins des soupirs de chacun, réceptacles de la mémoire, arme fatale


Bajazet au Vieux Colombier -  photo Vincent Pontet

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