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dimanche 30 janvier 2022

Municipale @ Mk2 Beaubourg

 Pourquoi les gens qui s'aiment

"Puisque j’ai parlé d’un détour par la caméra, celle-ci apparaît comme un lieu, ce qui est déjà tout autre chose que de n’être que cette boîte d’où vont se projeter les malices d’un camerlingue dont le dernier des soucis est de modifier le monde ou lui-même dans quelque sens que ce soit, camerlingue ou camériste, le prince sera bien servi, qu’il soit pape ou tyran ou pouvoir, tout simplement."

Camérer, Fernand Deligny, 1977

Traverser le désert. Ce qu'on attend du fils (qu'on ne veut pas laisser aller, qu'on incorpore), du géographe, des deux enfants, du Petit Prince et de Doc, le fil narratif de Kramer, celui avec lequel descendre la Route One est pour toujours voyage au présent, une élégie pour maintenant. Municipale vient après La Cravate interroger ce qui fait politique, démocratie, parole publique, scrutin, élection, mobilisation, débat, engagement, Grand Récit, dans une France qui n'est pas Paris, qui n'est d'ailleurs pas la France mais le prisme des Ardennes, qui est brumeuse, aimée. La France, dans ce film, serait autre chose: un panoptique avec la capitale pour tour, oeil du Mordor, nerf de la guerre, un horizon lointain. Un fantasme qui, à mesure que la bouche de son autre s'ouvre, s'efface, humiliée par ces 27% de pauvres réels, par ces tours "pieds noirs" réelles, par le "Terminus" si réel, par le football et la bière, par les cerises jaunes et rouges. Un fantasme qui est pourtant l'origine du regard à chaque fois porté sur les scènes que l'on voit, dans quelques salles (de Paris), et qui tient probablement une place centrale dans la question de la désertion des espaces mis par le film en mouvement.

Municipale est un film, avec un acteur. Il le dit "moi je suis comédien", "sous contrat", "si je suis, élu je disparais". Ce qu'il dit, le spectateur y croit, est avec lui, le voit, marionnette engagée par des (jeunes) cinéastes, à l'écran avec des comédiens qui ne disent rien et des gens qui parlent, pour l'exposer à l'instant d'élections et, ce faisant, exposer les élections, leur dispositif. Comédien, il est seul, ce qu'il n'avait pas compris il nous dit, devoir engager les autres à rester après lui, à jouer. Le dispositif, on le craint, les locaux le craignent, risque à tout moment tomber dans la cruauté du vivarium. 

Que le film s'écrive avec le réel entre les gilets jaunes et l'entrée en pandémie, cela tient du miracle. Pour autant, résumer le film à ce temps reviendrait à nier sa puissance. Encadré par ces bornes temporelles fortuites, le film est tourné dans un ancien bar-tabac devenu local de campagne, un lieu pour tous, la maison de Laurent Papot, comédien, candidat aux élections municipales de 2020 à Revin. Scène de la parole publique écoutée, animée, parfois volée par Lolo. Mais Laurent, comédien, candidat, est un homme et c'est la tension entre ces différents pôles qui, structurée par un script et un montage, font de l'expérience cinématographique un succès. Parce que personne n'est jamais dupe de la finalité matérielle, chacun peut s'en emparer, se l'approprier ou l'oublier un instant. Parce que jamais le désespoir ne l'emporte sur la fête, le spectateur anonyme, voyeur, peut se laisser aller à croire et à aimer. Parce que Laurent, entre deux âges, entre deux eaux, le cul entre toutes ses chaises, est d'une grâce incomparable. On lui dit, qu'il est sentimental, pas assez incisif, utopiste, et, hormis un tenancier de cave à vin à la franchise rance, toutes les critiques viennent de regards dont la caméra saisit le désarroi, grassement lové dans les plis de leurs bouches. D'où la place centrale des victuailles: on mange des cacahuètes, on boit des bières lumière d'ambre; d'où la force des corps glissant dans la boue du terrain municipal, se joignant dans l'étreinte virile, s'alignant en farandoles rouillées, timides et pleines de charme. On prend des forces à être ensemble, on se nourrit les uns des autres, on profite à balle de ce qui va nous être retiré. Les proto-discours de Macron, tels qu'ils ont été visionnés par l'équipe de tournage, nous sont partiellement restitués, bribes de guerre, de minorations, de grandiloquence jupitérienne. Personne ne pleure, personne ne rit, le film invite à faire silence ensemble: un choeur prend forme.

Dans un temps hostile où la vanité des mobilisations donne lieu à tous les gestes cyniques (type Anne Imhof au Palais de Tokyo), où la question centrale semble être ce viol fait à chacun des corps potentiels vecteurs d'un virus mutable à l'infini, où la pensée s'écrase sous les affects, Municipale est un baume. Le pari: prendre la scène du débat démocratique, y insuffler l'acte pour remplacer la foi (ou la ressusciter par transsubstantiation), dépasser les limites. En effet, si le spectateur peut s'amuser à chercher un fil pour démêler le vrai du faux, c'est que le dispositif du film appuie sur le hors champs ou, plutôt, sur le degré zéro de ce qui le fait: camérer (Deligny avait tout dit). Surtout, et d'une manière absolument clémente, voici enfin la dissolution des frontières: high et low brow sont comme ridiculisés par les intelligences de chacun·e·s, les catégories s'explosent (à moins de se contenter de la pauvre appellation docu-fiction) pour n'autoriser qu'une exigence, celle de la justesse (qui n'est ni sincérité ni perfection). Quant à la chaise vide, aux comédiens, ils l'étaient tous, au maire qui disparait, rien n'est perdu puisqu'il n'était pas, tandis que l'effervescence, elle.

Restera la joie.


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