Le 3 décembre, Jacques Rancière venait parler de Béla Tarr à Beaubourg. Rétrospective et livre en étaient les raisons principales. Rancière avait dit un jour quelque chose de touchant sur le sensible. Des amis m’y avaient donné rendez-vous : on servait du vin à la sortie.
Je ne savais rien de Béla Tarr. Absolument rien. La conférence de Rancière m’a fatiguée, j’ai même peur d’avoir ronflé. Mais. La conférence était à la hauteur du cinéaste et donnait à voir des extraits marquants de son travail. Elle avait aussi pour mérite d’offrir les outils nécessaires à la compréhension de son dernier opus, Le Cheval de Turin.
Ce film, projeté dans une ou deux salles parisiennes, dure deux heures et quelques. En noir et blanc, avec beaucoup de poussière grise liant les plans, eux-mêmes fondus interminables. Atemporel. Le spectateur, dans son fauteuil, baille. Il se souvient de sa hernie discale. Cherche à changer de position. Remarque le poil de la bête, les boutons du manteau, l’asymétrie magnifique des branches de l’arbre se découpant sur l’horizon. Le spectateur voudrait éteindre le son de la tempête éternelle qui balaie le sol aride de la ferme.
Les personnages sont deux. Un homme et une femme. Elle a d’abord l’air d’un enfant, puis d’une vieille fille un peu simplette fouettée par le vent. Puis elle rentre dans la maison-cabane et a l’air d’une femme. Elle habille et déshabille l’homme. Il la regarde avec une inquiétante intensité. Ils mangent des patates. Cette chaine d’évènement se répète. On découvre qu’il a un bras ballant. Un œil étrange. La caméra est toujours là. Dans un coin. Jamais le même. Peu de paroles. A peine de quoi comprendre qu’il s’agit d’un père et d’une fille. On verra un portrait de femme, peut être la mère. Et puis vient l’alcoolique dont on ne sait rien si ce n’est qu’il manque de Palinka. Lui parle comme il boit : à outrance. Sans respirer, sans réfléchir, sans s’arrêter. On comprend tout et rien. On pense à nous. On commence à flipper. Le scénario, la bête qui refuse d’avancer et qui réagit avec naturel à l’évidente désintégration des phénomènes météorologiques, on comprend. Mais. Le film ne nous demande pas cet effort là. Il nous demande simplement de rester et de regarder. Il accepte même de nous pousser à la limite de l’éveil. Il s’agit de voir la limite de quelque chose. De la dépasser.
A un moment, il est différent pour chacun, quelque chose se produit. C’est le discours de l’ivrogne qui l’a enclenché je crois. On commence à être harcelé par ce mot : vanité. La vanité de nos vies où ces vies paysannes sont vantées comme acmé du bien être. La vanité de leur vie, la question de la survie. L’espoir. L’abattement. La simplicité. Le vide. Comme le temps n’est pas compté, on a le temps de penser. Comment vivraient-ils l’un sans l’autre ? Et sans le cheval ? Et sans l’eau ? Précarité. Risques. Ennemis.
Le monde, dehors, semble à perte de vue. Pourtant, la vue est enfermée dans un espèce de huis clos, celui de la ferme. En dehors de ses barrières qui n’en sont pas : chemin et collines, il n’y a rien. L’ivrogne l’a dit. Leur fuite dont on s’amuse à compter les minutes ne peut dépasser ces limites. C’est qu’il n’y a plus rien.
Alors, au-delà de la lassitude du public crainte par Béla Tarr, on se demande si ce n’est pas plutôt ce néant qui lui coupe la parole et on espère qu’il ne croisera jamais de cheval, de peur qu’il ne se jette à son cou en pleurant.
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